Patient information : Tasha Nicolayeva
DOB : 11/06/2075
ID : 0000-1024
Mutation : immunité.
Entrée 952, 23 octobre 2089 :
La patiente répond positivement aux examens. La plupart des sujets commencent à cet âge à discuter leur participation au programme, mais Tasha ne montre aucune réticence. Elle est intégrée à la vie du Centre, ne présente après 4 ans toujours aucun signe de rejet du programme. Son adaptation au changement de culture est aussi remarquable : elle apprend assidument l’anglais et ne parle plus russe aux membres du personnel. Aucune demande relative à sa famille n’a été formulée depuis la dernière entrée (juillet 2089). Elle semble s’entendre aussi bien avec les autres sujets qu’avec le personnel. Il convient cependant de remarquer qu’aucun lien fort ne semble avoir été créé, ce qui pourrait être un signe précurseur d’une volonté de marginalisation. Nous recommandons donc, en regard à l’adolescence approchante du sujet et à sa coopération, un contrôle renforcé de l’évolution de sa mutation et de son état psychologique. Son immunité, une fois contrôlée et à pleine puissance, nous offre des perspectives fascinantes. La création d’un sérum immunisant nous parait être le débouché le plus lucratif. Cela suppose cependant l’identification certaine de la combinaison d’hormones qui lui octroie sa résistance. Une greffe de la moelle de la patiente pourrait théoriquement conférer des propriétés immunisantes au receveur sur une longue durée, si tant est que nous puissions résoudre le problème de l’incompatibilité. Des essais ont été lancés en laboratoire 4, mais ils ne sont pour le moment qu’un tâtonnement expérimental. Quant aux tests pratiques comparatifs organisés depuis l’admission de la patiente avec le concours d’autres mutants et mutés, ils ne nous ont toujours pas permis d’avancer sur la question : que la mutation ait un effet psychique, physique ou physiologique, le résultat est identique, elle reste intouchée. La seule présence d’une mutation semble exclure tout effet sur la patiente. Afin d’examiner les limites de ses capacités, nous recommandons la mise en place de stimulus émotionnels forts. Ce procédé avait été concluant sur les sujets 0000-931, 0000-1001 et 0000-1014. 1001 avait ainsi vécu un considérable développement de ses capacités (stimulus colère), nous espérons un effet similaire.***
Ils veulent sa peau. Ou plutôt sa moelle osseuse. Elle en est persuadée. Peut-être qu’ils veulent tout, peut-être qu’ils vont l’ouvrir et récupérer les pièces détachées. Peut-être qu’à leurs yeux elle n’est qu’une épave comme celles son père démantelait. C’est pour ça qu’il faut qu’elle parte, elle en est convaincue maintenant. Des semaines de réflexion se cachent derrière cette décision. Cette fois-ci, ce sera la bonne. Escalader le grillage avait été un échec cuisant, profiter d’une sortie shopping pour filer à l’anglaise naïf, mais le troisième essai serait couronné de succès. Elle n’avait pas le choix : ses deux tentatives de fuite avait alarmé ses bienfaiteurs, pas vraiment décidés à laisser filer la poule aux œufs d’or. Les « contrôles de santé » s’étaient intensifiés. La gentillesse avec laquelle ils étaient pratiqués, envolée depuis longtemps. La porte de sa chambre, étrangement impossible à ouvrir la nuit. S’ils s’apercevaient de ses projets… ils « récolteraient », elle en était certaine. Peut-être qu’ils avaient déjà commencé. Elle avait entendu l’expression il y avait de cela des années, lors de sa quatrième, ou cinquième année au Centre. La légende disait que lorsque les mutants commençaient à perdre de leur utilité, ou de leur bonne volonté, les soignants les enfermaient, et leur prenaient tout. Sang, moelle, tissu cérébral. Petit à petit. Jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien. Bien sûr, ce n’était qu’une légende, tout le monde était si aimable ! Mais les voyageurs dont on leur avait promis des nouvelles n’en avaient jamais donné.
Alors ce matin, elle fuit. Tasha est persuadée n’avoir besoin de rien, alors elle ne se prépare pas. Elle attend, assise bien droite sur le bord de son lit, qu’on vienne la chercher pour sa prise de sang du mercredi. A l’étage en dessous, aux laboratoires, il y a une issue de secours. Un long, long couloir, et une grande porte battante qui donne directement sur une parcelle de jardin laissée en friche. Et cent mètres plus loin, un trou dans la barrière. Pas bien grand, juste assez pour laisser passer un gros chien, ou disons, une fille de 17 ans à qui la puberté a oublié de donner des seins. Une faille dans la sécurité dont elle ne devait la connaissance qu’au partage de Terrence, un autre mutant. Avec, apparemment, la capacité d’orienter les émotions des gens. Apparemment. Pas comme si elle avait pu en faire l’expérience. Un garçon gentil, courageux, d’un an plus vieux qu’elle, arrivé presque trois ans plus tard. Il l’avait embrassée, une fois. Elle n’avait pas jugé utile d’en tenir compte et ils en étaient restés là. Il partait avec elle.
Le buzzer caractéristique du déverrouillage de la porte d’entrée se fait entendre. Une aide soignante entre, avec un sourire un peu méfiant. «
Bien dormi, Tasha ? Tu es attendue en bas, je t’accompagne. » Évidemment. Son cœur bat plus vite que la normale, mais elle sourit calmement. «
Merci. » Et puis tout s’enchaîne très vite. La volée d’escaliers disparait dans un battement de cœur, et dans un second, elle est dans le laboratoire. Tout y est froid, méticuleusement organisé, sans vie. Et pourtant, familier, presque chaleureux à ses yeux. Une maison. La sienne. Qui n’était plus hospitalière. Elle s’assoit dans la grande chaise inclinée avec un sourire qu’elle n’a presque pas à forcer. Une seconde plus tard, l’aide-soignante laisse place au docteur, Emilia de son prénom, avec une aisance forgée par la routine. «
Bonjour. » Tasha lui sourit, la gorge un peu trop nouée pour parler avec son assurance habituelle. Elle aura une fenêtre de quelques secondes à saisir après la prise de sang, le temps qu’Emilia range les échantillons dans la pièce voisine. Étrange de penser à elle en utilisant son prénom. Trop amical dans la situation actuelle. Terrence, deux laboratoires plus loin, la rejoindra à son passage. Ensuite, il suffira de courir plus vite que les autres. Perdue dans ses pensées, Tasha garde un sourire maintenant crispé, et remarque à peine les préparatifs du docteur. Ils sont devenus trop habituels pour qu’elle s’en formalise. Et même après sept ans à subir tous les prélèvements imaginables, elle préférait ne pas regarder l’aiguille. Ce serait dommage de faire une syncope maintenant. Elle fixe ses ongles avec obstination, négligeant le garrot sur son bras, le coton désinfectant qui glisse dans le creux de son coude. «
Oh ! J’oubliais. » Avec un naturel presque dérangeant, Emilia passe sa main sous le bras du fauteuil, et en tire une large bande de cuir qui y reste attachée. Tasha ouvre des yeux ronds. Nouveau. Pas prévu. «
Qu’est-ce que c’est ? » Une main réconfortante vient se placer sur la sienne. «
Nouveau protocole. Pour être sûr que vous ne bougiez pas pendant le prélèvement, on ne voudrait pas vous faire un bleu. Oh, et après, nous feront un tout petit prélèvement de moelle. Ça ne fera pas mal. » Mauvaise menteuse. Tout ce que la blonde entend, c’est ‘‘on vous entrave pour être sûr que vous ne fuyiez pas, on ne voudrait pas perdre nos cobayes’’.
Ils savent. Ils savent et ils vont l’en empêcher. Il y a une décision à prendre, et vite. Jamais manque d’empathie n’avait été plus utile. Elle lui rend un sourire d’approbation. Le cuir se presse contre sa peau. A peine les yeux de celle qu’elle voit désormais comme son bourreau se détournent-ils, son bras jaillit. Saisit la seringue. La plante brutalement dans la jugulaire du docteur. Une fraction de seconde. Elle injecte l’air contenu dans la seringue. Pour faire bonne mesure, elle décoche un coup de poing aussi violent que ses muscles le permettent dans sa gorge. Elle ne peut pas se permettre de la laisser crier. Ni de la laisser vivre. C’est une pensée macabre, pour une adolescente de dix-sept ans. Mais elle fait ce qu’elle a à faire. Pour survivre. Les yeux écarquillés de sa victime, ses mains refermées sur sa gorge, sa bouche grande ouverte cherchant l’air, tout la laisse froide. Elle passe avant.
Ses jambes se mettent en marche avant même qu’elle ne l’ait décidé consciemment. Elle court. Avec la force du désespoir. Elle ne peut pas rester. S’ils l’arrêtent, elle ne vivra pas bien longtemps après. Elle entend à peine Terrence la rejoindre, trop absorbée dans sa propre course. Elle voit le bout du couloir. Une grande porte vitrée, coulissante. Elle voit sa liberté. Une seconde plus tard, elle est devant, manque de s’y cogner avec la vitesse accumulée. Ouvrir. Ouvrir. Un écran tactile. Panneau de contrôle. Le code. Elle n’a pas de code. Réfléchit. Quelqu’un avait bien dû le faire avant elle. Traces. Paniquée mais pas défaitiste pour autant, elle souffle autant d’air chaud et de buée que ses poumons veulent bien fournir. 1, 3, 8, 0. Génial. Manquait plus qu’une chance de cocu pour ouvrir cette foutue porte. 8310. 3108. 3810. 1380. Quelqu’un s’approche, les interpelle. La panique monte, fait trembler ses doigts. Elle a envie de pleurer. «
Tu ouvres, je défends nos positions. Bouge toi, d’accord ? Il faut qu’on sorte. Maintenant. » Tasha le regarde comme s‘il venait de lui annoncer qu’elle était nommée reine d’Angleterre grâce à ses qualités exceptionnelles d'imitation de la grenouille sauvage. «
Trop de combinaisons ! Je peux pas ! » «
Je te fais confiance. » Ridicule. Ridicule mais rassurant. Elle se remet au travail, doigts étrangement plus rapides, esprit plus calme. Toujours trop de combinaisons. Les secondes semblent des heures. 8130. 1038. 8013. 1830. Un doux bruit de dépressurisation se fait entendre. La porte glisse doucement. Tasha sent le vent sur sa peau, extatique. «
Terrence ! » Elle a hurlé, presque sans le faire exprès. Si quelqu’un à cet étage n’était pas au courant de leur évasion, c’était maintenant le cas. Mais quand elle se retourne, il n’est pas là. Il est vingt mètres plus loin, se défendant avec de difficulté contre un aide-soignant. Et un vigile arrive, avec des pas de géant. Il va la ramener. Instinctivement, elle recule. Pose un pied dans l’herbe. Les deux. Le vigile arrive et Terrence ne viendra plus. Elle crie son nom une deuxième fois, comme si ça allait le libérer. Dix mètres. Elle ne peut pas y retourner. Le coup de poing qu’elle propulse dans le panneau de contrôle envoie une décharge de douleur dans tout son avant-bras. Une alarme se met à sonner, stridente, terrifiante. La porte se referme, sur un ami qu’elle vient de condamner. «
Pardon. », elle dit doucement. Personne ne l’entend. Le bâtiment est scellé. Alors elle fait ce pour quoi l’être humain est programmé : elle fuit. Elle survit.
***
«
Miss Abbott ? Vous viendrez me voir à la fin de la conférence, je vous prie. » L’emploi de son nouveau nom ne la surprend même plus. Il lui va, comme une nouvelle peau. Theodora Abbott, c’est elle. C'est marqué sur ses papiers. Tasha Nicolayeva n’est plus qu’un passé un peu trop encombrant. Elle acquiesce avec un sourire à la demande de son ancien professeur, et file arracher une des bonnes places dans l’amphithéâtre. Après une éternité passée à vivre de petits boulots au noir, grappillant petit à petit de quoi faire route vers la côte est, elle n’avait plus à rougir de qui elle était. L’immigrée effrayée avait laissé place à l’américaine et à son assurance imposante. Comme il se doit. Certes, elle avait commencé ses études plus tard que les autres, et beaucoup l’avaient vue comme une ratée tentant de se refaire. Ce qui n’était pas faux. La conférence passe en un éclair. Les possibilités de développement de biotechnologies la fascinaient, de façon peut-être un peu malsaine, bien que celles-ci ne fassent pas partie de son champ d’expertise. Un peu de connaissance ne peut pas faire de mal, pas vrai ? Surtout quand la moitié de sa vie avait été modelée par les expériences menées dans le cadre des dites biotechnologies. Connait ton ennemi. Même si cela signifiait vivre avec.
Deux heures plus tard, elle a rangé son ordinateur, et attend patiemment que tous les auditeurs aient évacué les lieux. Les murs du MIT lui paraissaient chaleureux maintenant, malgré toute la peine qu’elle avait eu à s’en sortir ici. Mais ça valait le coup. Son diplôme en ingénierie en faisait une sommité en matière de technologies de pointe. Elle avait trouvé un poste sans trop de difficulté dans une start-up prometteuse développant les intelligences artificielles dans le cadre de la domotique. Un bon filon, à en croire par les débuts de bénéfices que l’entreprise faisait. «
Miss ? J’aurais aimé vous parler de vos possibilités de carrière. » Quelle bonne idée de parler d’elle. Un sujet qu’elle maîtrisait plutôt bien. Theo se glisse dans un siège au plus près de son interlocuteur. Un de ses anciens professeurs, un homme fascinant, brillant, et qui avait la qualité non négligeable de toujours l’avoir appréciée. «
Je vous écoute ! » Et avec attention, comme toujours lorsque la conversation se centrait sur sa petite personne. Un peu par vanité, certes, mais aussi parce que la blonde appréciait fortement connaître l’opinion de tout un chacun à son égard. Autant prévenir les coups de poignards avant qu’ils vous chatouillent les vertèbres. «
Sachez tout d’abord que cette conversation est confidentielle. Mais il me semble que vous n’avez aucun problème avec les secrets, hm ? » Ceci, par exemple, était un grand classique du type de discussion mal engagée avec quelqu’un qui en savait un peu trop pour sa sécurité. Son silence était image de sa méfiance pour le professeur, qui ne pouvait voir les doigts de Theo se refermer doucement sur le spray lacrymogène dissimulé dans son sac à main. Elle gardait cependant un calme surprenant face à la panique qui commençait à gonfler. Elle avait appris depuis la pose de sa puce à contrôler ses émotions. Pas question de titiller la bestiole et d’alerter les autorités. «
L’organisation pour laquelle je travaille vous porte intérêt. » Une alarme mentale lui hurle de fuir. Le cobaye expérimental, une fois pas deux.
«
Nous avons pour but de protéger l’humanité. Toute l’humanité. Y compris les gens comme vous. Et nous avons des moyens. Des moyens suffisants pour vous permettre d’utiliser votre formation et votre talent à bon escient. Nous connaissons votre passé, et il ne vous posera aucun problème. C’est plus qu’un emploi que je vous propose mademoiselle Abbott, c’est une place dans quelque chose de bien plus grand. » «
H.A.M.M.E.R ? Pas intéressée. Bonne soirée, professeur. » Elle avait beau trouver l’intention fondatrice de l’organisation louable, leurs dérives extrémistes étaient un danger aux mutants. Donc à elle. Et Theo était loin d’être assez téméraire pour se jeter dans la gueule du loup le sourire aux lèvres à la promesse d’un joli salaire. Si l’argent avait été sa motivation première, elle aurait été prostituée de luxe. Et puis de toute façon, le bien commun, servir le bon peuple et tout ça, très peu pour elle. Direction la porte. Jusqu’à ce qu’il prononce une phrase qu’elle n’aurait pas imaginé sensée de son vivant. «
Je vous propose de travailler pour le S.H.I.E.L.D., en vérité. » Ces quelques mots la stoppent net. «
S.H.I.E.L.D., comme dans ‘‘organisation démantelée il y a presque cent ans’’ ? » «
Comme dans organisation clandestine aussi développée que durant les beaux jours. » Son cerveau tourne trop vite. Trop d’informations. Mais aussi de nouvelles possibilités. Le S.H.I.E.L.D., c’était la protection d’une organisation. Elle pouvait utiliser ça à son avantage. Apprendre à se défendre de manière plus efficace qu’avec un spray et un coup de genou dans les parties. S’armer. Savoir que quelqu’un assurait ses arrières en cas de problème. S’ils avaient vu passer les guerres civiles, la loi abolition, alors ils étaient des survivants. Comme elle. Le visage fermé, elle se retourne vers le professeur. «
Je vous écoute. »